Festival [et+siaffinités]
Plutôt que d’assister à un simple ciné-concert (où le musicien, plus ou moins habile substituerait son propre langage musical à celui du compositeur primitif) nous participons à une expérience sensorielle collective, déroutante et fascinante, trouée de questions, de problèmes revigorants.
Chenaux redonne l’œuvre à voir dans une fraîcheur toute paradoxale, la double d’une réflexion sur la mémoire, sur le son comme partie intégrante de l’objet filmique et, peut-être, sur le cinéma considéré comme un très pertinent lieu des passages pour les fantômes.
Le Petit Fugitif (1953)
A Brooklyn dans les années 50, la mère de Lennie lui confie la garde de son petit frère Joey, âgé de 7 ans, car elle doit se rendre au chevet de la grand-mère, malade. Mais Lennie avait prévu de passer le week-end avec ses amis. Irrité de devoir emmener son petit frère partout avec lui, il décide de lui jouer un tour en simulant un accident de carabine sur un terrain vague. Persuadé d’avoir causé la mort de son frère, Joey s’enfuit à Coney Island, immense plage new-yorkaise dédiée aux manèges et à l’amusement. Il va passer une journée et une nuit d’errance au milieu de la foule et des attractions foraines…
« Le petit fugitif » (1953), réalisé par Ray Ashley et Morris Engel suit l’errance en solitaire d’un garçonnet des rues de Brooklyn aux attractions de Coney Island. Fiction ténue contaminée par le documentaire, c’est un film doucement expérimental, d’une audace et d’une liberté qui surprennent toujours autant plus de trente ans après (on sait qu’il inspirera les jeunes turcs de la Nouvelle Vague, notamment le Truffaut des 400 coups).
Une caméra portative fut conçue spécialement pour le tournage afin de pouvoir suivre le jeune héros parmi la foule en toute discrétion. Cette caméra ne permettant pas d’enregistrer le son, il fallut doubler « Le Petit Fugitif » en studio dans un second temps.
A l’occasion de ce ciné-concert, initialement commandé pour le Festival du film de Vendôme, le musicien Eric Chenaux a décidé de ré-enregistrer intégralement cette bande-son, délaissant absolument la partition initiale (une longue et omniprésente pièce pour harmonica tristounet) au profit de longs silences spectraux et remplaçant tous les sons d’extérieur d’époque (la mer, la plage, le parc d’attraction, les badauds américains) par ses propres field-recordings incongrus (piscine évidemment réverbérée, puces de St-Ouen, badaud français).
Les dialogues originaux, seuls rescapés de cette entreprise de refonte absolue, sont diffusés à travers un minuscule micro placé directement dans la bouche de Chenaux, amplifiés et mêlés à une guitare atonale et abstraite de toute beauté. On perçoit ses dialogues, rendus caverneux et troubles, de façon diffuse, lointains et altérés comme l’idée qu’on se fait de la parole humaine entendue dans les rêves ou la tête sous l’eau.
A la place de la musique originale, (visiblement jugée par le musicien trop illustrative et sentimentale), nous sommes immergés dans une espèce d’opéra synthétique lacunaire, rempli de béances, de pièges et d’hallucinations auditives.
Et c’est ainsi tout le rapport sensoriel du spectateur qui semble perturbé. Sommes-nous en train de regarder « Le Petit Fugitif« ? Ou sommes-nous projetés dans la conscience d’un Eric Chenaux se remémorant lui-même le film, superposé à son environnement immédiat (la piscine, les puces), chiffonné par les torsions inévitables opérées par sa mémoire forcément subjective?
Réalisation Morris Engel, Ruth Orki, Ray Ashley / Scénario Ray Ashley / Image Morris Engel
en partenariat avec le Festival Synchro / La Cinémathèque de Toulouse
8€/5€