<Territoires d’Outre-Vie
Soudain, une île #3

Au bar des Vedettes, à Toulouse – non, je n’invente pas son nom - j’aime m’asseoir au milieu de mes camarades artisans boucher, charcutier, cafetiers, médecins, rugbymen, avocats. J’aime ce télescopage des corps et des vies, ce tourbillon alerte et sonore, ces voix par-dessus les tonneaux qui rompent les obstacles, ces salutations qui outrepassent les frontières - une interpellation par ci un bisou par-là – j’aime la circulation des infos et des affects, les discussions, les débats - se parler, écouter, s’écouter, accueillir des bribes de vie, se fondre dans le murmure, s’y consoler, y retrouver quelque tendre émotion de mon enfance à Lassalle, la maison de mes grands-parents français, en Lot-et-Garonne - celle des Italiens je n’en ai pas souvenir, on ne les fréquentait pas, liens interdits avec l’Italie douloureuse de mon père et son enfance cruelle avec ses parents -, au bar Les Vedettes un peu de la terre de mon enfance, la partie heureuse, comment les uns et les autres inventaient festin des biens de leur quotidien, œufs au mimosa et salade du jardin, poule au pot farcies, poulets rôtis et haricots verts, choux à la crème de grand-mère Cécilia, vin et digestif maison distillé au coin du chais par l’alambic nomade, comment ils invitaient le facteur à leur table, asseyez-vous, mangez une assiette de soupe, ça vous requinquera. Je revois mon grand-père Charles préparer ses cartouches après le dîner, les soirs d’hiver, tandis que Grand-Mère tricote nos prochains pulls.

La vie, je me dis, c’est une histoire de rencontres, de lavages à grandes eaux, de gommage des vieilles peaux, ça râpe, ça frictionne, ça oxygène le sang mortiféré, c’est une histoire de faire lien, non ? C’est un paysage qu’on active les unes les autres au fil des jours par mains-têtes-cœurs tendus par-delà nos vertiges et nos solitudes, non ?

Image Myriam  Mihindou

Anne Lefèvre
12.04.2025